VI- On avait organisé un recrutement en vue de former les gens à la police. Ma carte d’identité fut retenue. Ce qui signifiait que j’étais à un pouce de devenir policier. La sélection avait durée toute la journée. A la nuit tombante, on nous a demandé de rentrer dormir à la maison, et de revenir très tôt demain matin pour être mis à la disposition des formateurs.
Je me suis remis sur le chemin de New Bell où toute la communauté Baleveng m’attendait. On a presque fêté ça pendant une bonne partie de la nuit. C’était comme si j’avais plutôt fini la formation dont je n’en savais rien du tout.
Le lendemain, de très bonne heure, je pris la route de Bonapriso. Tous les « recrus » attendaient dans l’enceinte du service. Le soleil s’était levé depuis quelque temps déjà. Un monde de jeunes hommes et de parents était là qui piaillait. Le vacarme règne. Personne ne peut vous dire ce qui se passe là-bas dans les bureaux. Ils sont déjà là. D’ailleurs, tout le monde s’est reculé à l’entrée du Blanc.
A un moment donné, trois messieurs dont le Blanc sortirent du bureau et se présentèrent à la foule. Le Blanc au long nez et aux cheveux blanchis se fit remettre la liste. Il devait être lui de la police. Je n’en sais rien. Il se fit remettre un tas de papiers. De feuilles. Puis il procéda à la lecture des noms. Dès qu’il eut terminé, l’un d’eux dit :
- Si quelqu’un n’a pas entendu son nom, qu’il vienne chercher sa carte d’identité.
- Pourtant vous nous avez recrutés hier, Monsieur, lança quelqu’un dans la foule.
- Vous avez entendu votre nom parmi ceux que je viens de lire, lui rétorqua le Blanc ?
Je n’ai pas entendu mon nom. Je ne suis pas le seul à me retrouver dans cette situation. Nous sommes une demi-douzaine. On nous a recalés. Des parents sont ici. Ils sont venus nous accompagner. Ils ne comprennent rien à ce qui vient de se passer. Mais qui peut demander des explications aux organisateurs? Pourtant on a fêté ça toute la nuit ; et voici que le matin ils nous disent qu’il ne s’agissait pas nous. C’est triste ! Au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’une blague, au fur et à mesure que le temps passe je réalise que je me trompe.
Tout à coup, comme piqué par une mouche tsé-tsé, un gars se détache de la foule pour foncer dans le bureau. Le voilà qui va chercher sa carte d’identité. Il a tout compris. Il ne sera pas policier. Son rêve, tel un château de cartes, vient de s’écrouler.
Tandis que nous étions étonnés, d’autres exultaient. Ils sont retenus et feront partie du premier contingent de la police nationale, ou quelque chose de ce genre. Ils sont chanceux ceux-là. Nous avons la poisse. Notre joie d’hier a soudain basculé, et c’est la tristesse aujourd’hui.
Moi, le fils de Manfo Kana et de Njimelé, je ne fais plus partie des gens retenus la veille. J’ai échoué. Mes ancêtres m’ont abandonné. Ont-ils vu venir cet échec ? Pourquoi n’ont-ils pas fait quelque chose pour moi ? Ces gens qui organisent sont-ils plus puissants qu’eux ? Quelque chose d’inexplicable et d’incompréhensible s’était passée au cours de la nuit. Pendant que nous fêtions à New Bell, quelqu’un est venu ôter quelques noms de la liste. Il a mis d’autres à leur place. Mon nom a aussi été rayé. Je viens de manquer une grande opportunité de ma vie. Cela me fend le cœur. Aï j’ai mal. Très mal.
Cette affaire me fit mal, au point où je décidais de quitter Douala pour aller passer quelque temps avec mon ami et frère Jesep Bodro. C’est décidé, il faut que je quitte cette ville, ne serait-ce que le temps de digérer cet échec. Je dois me retirer à Nkongsamba. Dès que j’ai de quoi payer la route, je dois partir. Je ne sais pas quand je reviendrai. Mais je reviendrai.
Jesep Bodro était le propriétaire d’un restaurant de bonne réputation et, en plus, il loue la voiture pour aller transporter les passagers du pays Bamoum pour Nkongsamba. Il fait tout ça depuis qu’il a quitté le Blanc chez qui il faisait la blanchisserie. C’est un homme d’affaire.
(A suivre )